Techniques d’aiguilles et pouls concernant les pathologies du zú shào yīn selon le Líng Shū 10

Dans Acupuncture

Par Philippe Sionneau

sionneau_canalAvertissement : méridien ou canal ?

Depuis 20 ans, j’utilisais comme tout le monde en France le terme méridien pour décrire le concept de jīng 经. Pour être cohérent avec l’avancée de mes recherches, j’ai décidé de remplacer progressivement le terme « méridien » par « canal ». En effet, la signification réelle du terme jīng 经  en chinois est canal, chenal… Pour être complet le terme jīng 经 pouvait aussi désigner les routes ou directions dans l’axe sud-nord ou encore la chaîne d’un tissu. C’est probablement à cause de ces deux significations que la traduction « méridien » s’est imposée aux premiers traducteurs. Pourtant le mot méridien qui désigne les lignes fictives sur le globe terrestre passant par l’axe de la terre est loin de recouvrir le concept chinois jīng 经  dans le cadre de la médecine chinoise. D’après le chinois ancien et les experts, ce caractère relève plus de l’imagerie de l’hydraulique que de la géographie. Il désignait un cours d’eau ou un canal qui a pour mission de conduire, de distribuer l’eau. Or, cette symbolique de l’hydraulique se retrouve en permanence dans les textes fondateurs de l’acupuncture. C’est pourquoi il me paraît plus juste de l’employer. D’ailleurs, en langue espagnole et anglaise, les termes « canal » et « channel » sont de plus en plus utilisés par les spécialistes les plus pointus en chinois. 

Le texte du Líng Shū

Le chapitre 10 du Líng Shū est fondamental dans la description des « syndromes » ainsi que pour les indications thérapeutiques de chaque canal (jīng 经). Ce n’est pas le seul endroit dans le texte canonique où l’on décrit les liens entre les canaux et les pathologies. Cependant il constitue le plus important, la référence incontournable en acupuncture. Un aspect mal connu voire souvent ignoré est que pour chaque réseau, le Líng Shū 10 développe les méthodes de puncture, le diagnostic par le pouls et parfois comme c’est le cas pour le zú shào yīn 足少阴 quelques recommandations spécifiques pour favoriser le traitement du canal. A titre de démonstration, nous allons étudier la partie qui concerne le zú shào yīn 足少阴.

Le texte dit : « 为此诸病,盛则泻之,虚则补之,热则疾之,寒则留之,陷下则灸之,不盛不虚,以经取之。灸则强食生肉,缓带被发,大杖重履而步。盛者寸口大再倍于人迎,虚者,寸口反小于人迎也。 »

Ma traduction : « Pour ces maladies, en cas d’exubérance (plénitude) alors on disperse, en cas de vide alors on tonifie, en cas de chaleur alors [on retire l’aiguille] rapidement, en cas de froid alors on retient [l’aiguille plus longtemps], en cas d’affaissement alors on fait de la moxibustion, s’il n’y a ni exubérance, ni vide, alors on choisit [les points] du canal. [Quand on opère] la moxibustion alors [le patient doit absorber] de la nourriture solide et de la viande crue, relâcher (i.e. desserrer) la ceinture, défaire sa coiffure, marcher avec une canne et de lourdes chaussures. [En cas d’] exubérance (plénitude), le cùn kǒu (寸口) est deux fois plus fort que le rén yíng (人迎), [en cas de] vide, le cùn kǒu (寸口) est au contraire plus petit que le rén yíng (人迎) ».

Commentaires :

La première partie de ce texte évoque les méthodes de puncture en fonction de la situation pathologie.

« 为此诸病,盛则泻之,虚则补之,热则疾之,寒则留之,陷下则灸之,不盛不虚,以经取之 : Pour les maladies, en cas d’exubérance (plénitude) alors on disperse, en cas de vide alors on tonifie, en cas de chaleur alors [on retire l’aiguille] rapidement, en cas de froid alors on retient [l’aiguille plus longtemps], en cas d’affaissement alors on fait de la moxibustion, s’il n’y a ni exubérance, ni vide, alors on choisit [les points] du canal. ».

Dans ces lignes sont décrits les principes fondamentaux des techniques d’aiguilles qui restent valables pour tous les canaux :

  • En cas de plénitude, on doit disperser le canal.
  • En cas de vide, on doit tonifier le canal.

C’est deux principes paraissent simples voire une évidence. En réalité, ils ne sont pas complètement ancrés dans l’esprit des étudiants et des praticiens. La question « faut-il tonifier ou disperser dans telle ou telle situation » est l’une des plus fréquentes quand je donne un cours de thérapeutique en acupuncture. Cela démontre que ces deux principes ne sont pas si bien compris que cela.

  • En cas de chaleur, la durée de la rétention de l’aiguille est relativement courte.

Selon les experts, cette durée peut être de 15 à 20 minutes. Quand on parle de chaleur ici, on parle de maladie de type chaleur ou de climat chaud. Ce pervers accélère la circulation du qì et du sang dans les canaux, ce qui nécessite moins de temps pour rééquilibrer le patient. Car comme chacun sait, l’impulsion thérapeutique de l’acupuncture et de la moxibustion est en relation avec le mouvement, la circulation. Ce que je veux dire, c’est que c’est par le biais du mouvement que le canalvéhicule ses informations thérapeutiques. Ce n’est pas toujours le mouvement lui-même qui est thérapeutique mais c’est le support. Et en cas de chaleur (interne ou climatique) ce mouvement étant favorisé la rétention de l’aiguille peut être plus courte.

  • En cas de froid, la durée de rétention de l’aiguille doit être longue, 30 à 45 minutes.

Quand on parle de froid ici, on parle de maladie de type froid ou de climat froid. Ce pervers ralentit la circulation du qì et du sang dans les canaux, ce qui nécessite plus de temps pour que l’impulsion thérapeutique véhiculée dans le canal rééquilibre le patient.

  • En cas d’affaissement (grande déficience) ou creux anormal au niveau du point, on emploie la moxibustion.

Le chapitre 48 du Líng Shū confirme ce principe : « (si les pouls sont) affaissés alors on doit moxer. L’affaissement c’est [quand] les vaisseaux sanguins sont noués à l’intérieur, au centre il y a une obstruction du sang, le sang est froid, c’est pourquoi il convient de moxer  陷下则徒灸之,陷下者,脉血结于中,中有着血,血寒,故宜灸之 ». Il y a deux manières d’interpréter ce passage. On parle soit d’une portion d’un canal qui présente une dépression, comme s’il manquait de « contenu » dans le canal, soulignant le vide, soit d’un épuissement, d’une grande fatigue. Dans les deux cas il y a une notion de vide qui dans le Líng Shūrelève plus de la moxibustion que de l’acupuncture.

  • S’il n’y a ni plénitude, ni vide, alors on choisit les points du canal.

Cela pourrait signifier que lorsque le canalest en vide ou en plénitude, il faut traiter ces déséquilibres du canal avec d’autres canaux. en revanche, lorsqu’il n’y a ni vide ni plénitude, c’est-à-dire simplement une inversion de qì, une dysharmonie, alors on peut traiter le canalpar lui-même. Ce principe est à la base de certaines méthodes qui traite un canaldéréglé par d’autres canaux.

Une remarque importante

Il est clairement dit dans ce paragraphe, qu’en cas de plénitude alors on disperse. Or, il est courant d’entendre ou de lire que les points du canal des reins ne sont jamais dispersés. Ceci est totalement faux et provient d’une mauvaise compréhension de l’expression : « il n’y a pas de plénitude pour les reins ». S’il est vrai qu’il n’existe pas de syndrome de plénitude pour l’organe des reins, il peut y avoir une plénitude du zú shào yīn 足少阴 et dans ce cas, c’est la dispersion qu’il faut utiliser. Le chapitre 10 du Líng Shū décrit pour le zú shào yīn 足少阴 des maladies qui peuvent parfaitement être induit par la plénitudecomme la toux avec hémoptysies, la dyspnée bruyante, tuméfaction de la gorge, l’ictère, la dysenterie, etc., et en tout cas des signes de plénitude canal, tels que douleur de la colonne vertébrale et de la face postéro-interne des cuisses, chaleur et douleur sous le pied… En outre, le chapitre 8 du Líng Shū est sans équivoque : « [En cas de] vide du qì des reins, alors il y a un reversement (sensation de froid importante dans les membres), [en cas de] plénitude, alors [il y a] une distension [abdominale] ». Le zú shào yīn 足少阴 traverse tout l’abdomen. Donc, les points du canal des reins peuvent être dispersés en cas de plénitude. Au final, nous retiendrons que le canal des reins peut parfaitement être dispersé sans inconvénient.
 

moxa_sionneauLa deuxième partie de ce paragraphe développe quelques recommandations supplémentaires pour favoriser le traitement du zú shào yīn 足少阴 par la moxibustion. En effet, il est dit : [Quand on opère] la moxibustion alors [le patient doit absorber] de la nourriture solide et de la viande crue, relâcher (i.e. desserrer) la ceinture, défaire sa coiffure, marcher avec une canne et de lourdes chaussures - 灸则强食生肉,缓带被发,大杖重履而步 ». Pour comprendre ces recommandations  inhabituelles en acupuncture, nous pouvons faire appel à Yáng Shàng Shàn 杨上善. Yáng Shàng Shàn 杨上善 (585-670), est un célèbre médecin de la dynastie des Sui (581-618) et des Tang (618-907). Il fut un médecin de la cour impériale jouissant d’une grande réputation. Il est l’auteur du célèbre Huáng Dì Nèi Jīng Tài Sù (Grande simplicité du classique interne de l’empereur jaune) qui est l’un des premiers commentaires du Nèi Jīng (Classique interne) basé sur une copie ancienne du texte. Les spécialistes du Nèi Jīng considèrent cet ouvrage comme une référence importante.

  • [Quand on opère] la moxibustion alors [le patient doit absorber] de la nourriture solide et de la viande crue

Yáng Shàng Shàn 杨上善 (585-670) dans le Huáng Dì Nèi Jīng Tài Sù 黄帝内经太素 (Grande simplicité du classique interne de l’empereur jaune) explique que manger de la viande crue engendre de la chaleur interne et aide à réchauffer les reins. Il est typique d’entendre dire dans le milieu de la médecine chinoise que manger cru développe un vide de rate et éventuellement un froid vide. Or, si c’est vrai si on consomme des légumes ou fruits crus de nature fraîche, c’est moins vrai pour les protéines animales. En effet, pour pouvoir transformer les aliments carnés crus, l’estomac doit produire un effort important ce qui génère de la chaleur. Cette chaleur peut être favorable aux reins selon Yáng Shàng Shàn.

  • Relâcher (i.e. desserrer) la ceinture

Yáng Shàng Shàn toujours dans le Huáng Dì Nèi Jīng Tài Sù 黄帝内经太素 (Grande simplicité du classique interne de l’empereur jaune) explique qu’une ceinture trop serrée empêche le feu des reins de bien circuler. Il faut donc la desserrer.

  • Défaire sa coiffure

Les chinois portaient le chignon au somment de la tête où dū mài (督脉) et zù tài yáng 足太阳 se localisent. En relâchant les cheveux, le yáng qì des reins aura plus de facilité à se répandre vers le haut. Le chignon trop serré peut être une entrave à la circulation du feu des reins vers le haut du corps.

  • Marcher avec une canne et de lourdes chaussures

Yáng Shàng Shàn explique que les chaussures lourdes tirent sur les lombes, sur les pieds ce qui favorise les reins. Finalement, il s’agit de méthodes complémentaires qui favorise l’effet de la moxibustion pour renforcer les reins, en particulier le yáng des reins.

 

La troisième partie de ce paragraphe est en rapport avec un diagnostic spécifique de canal. En effet, le texte dit : « [En cas d’] exubérance (plénitude), le cùn kǒu (寸口) est deux fois plus fort que le rén yíng (人迎), [en cas de] vide, le cùn kǒu (寸口) est au contraire plus petit que le rén yíng (人迎) - 盛者寸口大再倍于人迎,虚者,寸口反小于人迎也 ».

Selon le Nèi Jīng (Classique interne), le cùn kǒu (寸口) est l’artère radiale et le rén yíng (人迎) est l’artère carotide. L’erreur habituelle est de penser que le rén yíng (人迎) est l’artère radiale à gauche et que le cùn kǒu (寸口) est l’artère radiale à droite. Ceci est totalement faux. Les chapitre 2 et 21 du Líng Shū ainsi que 7 du Sù Wèn indiquent clairement que le rén yíng (人迎) est bien l’artère carotide… Pour confirmer cette idée, nous pouvons demander l’avis à un grand expert du Nèi Jīng (Classique interne) comme Zhāng Jiè Bīn qui confirme dans le Lèi Jīng (Classique des classifications) : « Le pouls du cou c’est le pouls qui remue sur les bords de la pomme d’Adam, le rén yíng (人迎) du zú yáng míng 足阳明 (estomac) ».

Rappelons que Zhāng Jiè Bīn 张介宾 (1563-1640) alias Zhāng Jǐng Yuè 张景岳 est l’un des plus célèbres commentateurs duzhang_jie_bin_sionneau Nèi Jīng (Classique interne) et on lui doit de nombreux éclaircissements sur des sujets difficiles. Son œuvre centrale est le Lèi Jīng - 类经 (Classique des classifications – sous-entendu classification des différents thèmes du Nèi Jīng avec explications) complété par le Lèi Jīng Fù Yì - 类经附翼 (Complément annexé du classique des classifications) et le Lèi Jīng Tú Yì - 类经图翼 (Complément illustré du classique des classifications) publiés également en 1624. C’est aussi l’un des principaux représentants de « l’école de la tonification tiède » (wēn bǔ pài 温补派).

Le Nèi Jīng (Classique interne) finalement ne décrit que trois types de diagnostics qui sont spécifiques à l’acupuncture. Le premier est les syndromes des canaux du chapitre 10 du Líng Shū. Le deuxième est la palpation des canaux qui bien que peu décrit l’est de manière assez explicite. Et enfin le troisième est la comparaison entre le pouls carotidien et le pouls radial. Le nombre de fois que l’un est plus puissant que l’autre permet de diagnostiquer le canal en déséquilibre et déterminer la nature de la pathologie. Par exemple, quand le pouls radial est deux fois plus puissant que le pouls carotidien, indépendamment de sa forme, cela signifie que c’est le zú shào yīn 足少阴qui est perturbé et qu’il est en plénitude.

Dans le Nèi Jīng (Classique interne), on ne préconise pas très clairement l’observation du teint et de la langue, la prise du pouls radial (seul) et les autres aspects de l’examen ordinaire pour diagnostiquer le déséquilibre des canaux. Il est étonnant de constater qu’aujourd’hui dans la francophonie, l’acupuncture est l’aspect largement plus étudié de la médecine chinoise. Or, personne n’utilise les trois diagnostics spécifiques de l’acupuncture des origines. Les syndromes des canaux sont remplacés par les syndromes des organes, la palpation des canaux est complètement ignorée, et la comparaison de la pulsation de rén yíng (人迎) et cùn kǒu (寸口) a disparue à la faveur de la prise du pouls radial qui n’est pas proposée par le Líng Shū pour le déséquilibre des canaux.

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